Le crime de l’orient-express se rejouera ce mercredi dans les salles : la critique la plus objective possible d’une (ré)adaptation filmée par un vrai amoureux de cinéma.

Avec déjà pas moins de trois versions télévisées (dont une japonaise !) et un film culte signé Sidney Lumet en 1974, le réel intérêt d’une énième déclinaison à la plus célèbre enquête du plus belge des détectives « so british » ne pouvait s’exprimer qu’à travers la radicalité d’une vision artistique autant inspirée, qu’affirmée.

Docteur Poirot et Mister Branagh

Cela faisait 17 ans que Kenneth Branagh ne s’était pas attribué le premier rôle d’une de ses réalisations cinématographiques… En effet, en dehors du « krès, krès » méchant Viktor Cherevin (à la présence somme toute assez limitée) dans le d’ailleurs très dispensable The Ryan Initiative, il ne s’était pas autant filmé lui-même depuis son incarnation, joviale et chantante, de Berowne dans Peines d’amour perdues.

Toutefois, dès l’annonce de son implication dans le projet en novembre 2015, il ne faisait aucun doute pour quiconque s’intéresse un tant soit peu à la carrière du metteur en scène (aussi bien dans les salles que sur les planches), qu’il ne résisterait pas à la tentation d’arborer personnellement la moustache (et quelle moustache !) d’Hercule Poirot pour ce qui s’impose, presque immédiatement, comme étant définitivement son Crime de l’orient-express. En effet, une fois encore, Kenneth Branagh prouve ici que l’on peut dépoussiérer les plus illustres figures de la littérature, qu’elle soit classique ou populaire, et les réincarner tout en leur apposant un regard neuf, inventif et intelligent ; voire résolument inattendu.

Oubliez la figure ronde, juste ce qu’il faut d’austère et au dandisme à tendance un chouïa cynique que lui ont précédemment prêté Albert Finney, Alfred Molina ou encore David Suchet… Le Hercule Poirot selon Kenneth Branagh dans Le Crime de l’orient-express trouve, quant à lui, son charme via ses fêlures obsessionnelles et un sens aigü du Devoir, totalement remis en question par une enquête qui, malgré sa longévité (le roman ayant été publié pour la première fois en janvier 1934), trouve encore le moyen de surprendre par sa gravité, et les questionnements moraux qui en découlent.

Un crime peut en cacher un autre…

Entre 1920 et 1975, soit un an avant sa mort, Agatha Christie a imaginé pas moins d’une quarantaine d’aventures policières menées par son atypique héros francophone. Le crime de l’orient-express est la neuvième d’entre elles et compte, encore à ce jour, comme l’une des plus connues et appréciées de bien des générations.

Et comme c’est généralement le cas de toutes les bonnes intrigues, celle-ci s’inspire d’une affaire bien réelle : celle du kidnapping de Charles Augustus Lindbergh Jr. (âgé de 20 mois seulement), fils d’un aviateur de renom, retrouvé mort le 12 mai 1932… L’auteure en fait son point de départ, changeant simplement le nom et le sexe de l’enfant qui devient alors Daisy Armstrong.

De même, et bien que la suite du développement du récit et l’ensemble des personnages soient naturellement fictifs, l’arc narratif voyant le train immobilisé dans la neige est lui aussi tiré d’un fait divers bien réel : le Venise-Simplon Orient-Express étant resté bloqué pas moins de six jours en Turquie une semaine de février 1929… Un an plus tôt, Agatha Christie en personne séjournait à bord du train et se nourrissait de chaque détail pour mieux étoffer son futur roman.

Un wagon, treize suspects

En véritable amoureux du cinéma, Kenneth Branagh ne renie pas ses prédécesseurs. Bien au contraire, il s’inspire même de la « formule gagnante » de Sidney Lumet et s’entoure d’un casting cinq étoiles ; tout comme en 1974. À Lauren Bacall, il répond Michelle Pfeiffer. À Sean Connery : Leslie Odom Jr. (transformant au passage le Colonel Arbuthnott en Docteur). Daisy Ridley succède à Vanessa Redgrave, Josh Gad à Anthony Perkins, Johnny Depp à Richard Widmark… De même, Penélope Cruz, Olivia Colman, Judi Dench, Derek Jacobi, ou encore Willem Dafoe emboitent les pas de Jacqueline Bisset, Ingrid Bergman, Michael York et Jean-Pierre Cassel. En bref, une incroyable brochette de talents multigénérationnels, confinés dans un prestigieux huis-clos, tour à tour drôle, spectaculaire, toujours réfléchi et parfois émotionnellement chargé.

Tandis qu’il doit se rendre à Londres pour résoudre une affaire, l’illustre détective Hercule Poirot quitte à la hâte Istanbul à bort de l’Orient-Express quand un homme qu’il venait à peine de rencontrer, et envers lequel il commençait à peine à éprouver une assez profonde aversion, est sauvagement assassiné de multiples coups de couteau. Dès lors, chaque passager devient un potentiel meurtrier en puissance et l’inspecteur à la plus impeccable de toutes les moustaches se fait un honneur d’élucider le mystère et de rendre la Justice.

Aristocrates, hommes d’affaires, médecin, femme de chambre ou secrétaire… Tous doivent alors répondre de leurs faits et gestes, chacun soupçonnant l’autre et inversement, en une succession de dialogues et/ou situations qui, sous des dehors de classicisme attendu, font – en fait – montre autant d’une parfaite maîtrise technique que d’une intelligence de chaque instant.

La symétrie parfaite

Quitte à décevoir les puristes, Kenneth Branagh n’hésite pas à camper un Hercule Poirot comme on en a encore jamais vu… Espiègle, dynamique, charmant et charismatique, au délicieux accent franco-belge parfaitement travaillé, mais aussi (et peut-être surtout) névrosé, obsessionnel, tourmenté par le passé et quelque peu psychorigide. Passée la crainte d’une approche « à la » Sherlock Holmes façon Guy Ritchie le temps d’une séquence d’introduction, pour le coup, totalement inédite et de par trop « comico-aventureuse », le metteur en scène raccroche vite les wagons et renoue avec sa palette de styles délicieusement théâtrale… alternant sans relâche entre intimisme et « larger than life ».

Derrière la caméra, le réalisateur s’impose la même rigueur que son personnage… Là où Poirot veut se voir servir deux œufs à la coque de taille et calibre scrupuleusement identiques, Branagh répond, tout au long du film, par des cadrages et des compositions de plans magistralement symétriques. Chaque élément de décors compte… Chaque mouvement de caméra est d’une extrême fluidité, accompagnant parfois les déplacements des personnages selon leur exact rythme, marquant autant les arrêts que leur vitesse d’exécution… Chaque point de vue est pensé en fonction des restrictions de l’espace. La découverte de la scène de crime, par exemple, en plongée totale avec ses entrées et sorties de champs, fascine d’autant plus qu’elle ne dévoile rien.

Terminus ! Tout le monde descend…

De références cinématographiques (David Lean, Alfred Hitchcock) en allusions graphiques parfois osées (le clin d’œil à Léonard de Vinci étant particulièrement appuyé pour une meilleure connivence avec le spectateur averti et un effet garanti), Kenneth Branagh fait finalement avec Le crime de l’orient-express ce qu’il a toujours fait : à savoir apposer sa propre patte… sincère, engagée, assumée et culturellement toujours aussi riche, aux œuvres qu’il revisite depuis ses tous débuts. Peu importe qu’il s’agisse des pièces de Shakespeare, des classiques de Mary Shelley ou de Mozart, et même de l’imagerie Disney, l’homme de scène autant que de l’image (car il est presque impossible de dissocier les deux) ne donne jamais dans la demie mesure… Et on l’aime, ou le déteste, justement exactement pour ça.

Image soignée, rythme impeccable, connivence et authenticité des acteurs, musique « à l’ancienne », introspective, narrative, mélodique et quasi-omniprésente, jumelés à une alternance humour/drame/suspense d’une grande maîtrise… contribuent à faire de ce voyage à bord de l’Orient-Express – à défaut d’une réelle surprise ; suite au caractère naturellement éculé d’une histoire déjà si régulièrement racontée – une expérience cinématographique fraîchement hors du temps.   Avec juste ce qu’il faut de « rétro » pour satisfaire les amoureux nostalgiques d’un cinéma en perdition : celui d’un temps où l’intention cachée derrière chaque plan suscitait débat ou admiration… celui d’un temps ou faire des films était avant tout un Art, tout simplement.

Le crime de l’orient-express : Bande Annonce

Crédit photos : 20th Century Fox – droits réservés