Chronique : Tu n’as rien à craindre de moi, sinon la déception, et la misogynie ?

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Le 20 Avril dernier est parue chez Rue de Sèvres Tu n’as rien à craindre de moi, la dernière Bande Dessinée de Joann Sfar, l’auteur du Chat du Rabbin. Une bd décevante et teintée de misogynie sur laquelle revient le Cerveau, un mois après sa sortie.

Comment parler d’une Bande Dessinée saluée quasi unanimement par la critique ? Comment parler d’une Bande Dessinée venant d’un auteur emblématique connu, des aficionados du 9ème art aux simples lecteurs occasionnels. Mais surtout, comment parler de la pire Bande Dessinée que le Cerveau ait lu de l’année.

Tu n’as rien à craindre de moi, de Joan Sfar, est déjà sortie depuis plus d’un mois au moment où le Cerveau écrit cette chronique, le temps du recul et de la réflexion. Était-il dans l’erreur ? Est-il donc le seul à trouver cette Bande Dessinée clichée, creuse, voir insultante ?

tu n'as rien a craindre seaberstein et mireille d'arcRue de Sèvres est une maison d’édition qui propose de très beaux ouvrages, et Joann Sfar un auteur particulier, mais qui offre à son public des BD intéressantes, conduisant ses lecteurs à réfléchir et se poser des questions. Ainsi, le Cerveau errait, ne sachant qu’écrire… Puis, il lui est venu l’idée de quitter ses écrans, de prendre son carnet de notes sous le bras et d’aller demander leur avis à des lecteurs, des libraires, des dessinateurs, des amoureux de l’univers de l’auteur autant qu’à des néophytes en la matière… Et, enfin, le Cerveau ne s’est plus senti seul.

Entre une histoire à la rallonge, des dialogues plus insipides les uns que les autres, des séances Galeries Lafayette et psychologie de comptoir, des portraits de femmes modernes qui vous feront redéfinir les limites même du terme « cliché », et un personnage principal « bobo-artiste » qui tente vaguement d’exister au milieu de tout ça, le Cerveau vous propose de découvrir son avis sur Tu n’as rien à craindre de moi, de Joann Sfar.

Ce n’est pas la taille qui compte

Quelle joie se faisait-on de pouvoir lire une nouvelle histoire inédite de Joann Sfar. Un récit visiblement étayé et foisonnant, à en juger la centaine de planches produites, et ce pour la joie de nos pupilles. L’histoire qui nous est contée est tout sauf inédite ou originale. Un artiste peintre, Seabearstein, est amoureux d’une femme qui se trouve être son modèle. Ils sont heureux, elle lui fait penser à Mireille Darc, et décide donc de l’appeler ainsi. Elle travaille sur sa thèse d’épigraphie latine, mais surtout elle fait les boutiques aux Galeries Lafayette avec  sa très agaçante amie Protéine. Lorsque sa compagne le quitte, Seabearstein par cuver sa peine sous le soleil de Cuba. Il y rencontre une jeune femme dont il tombe amoureux et après qu’elle l’ait tabassé, ils partent nager ensemble en s’embrassant.

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On retrouve donc le thème de la relation entre le peintre et son modèle, déjà exploré par l’auteur dans Pascin, mais aussi récemment dans Je t’aime ma chatte, le deuxième tome des carnets intimes de Joann Sfar ; bien que cette nouvelle bande dessinée choisisse comme angle de vue celui du rapport amoureux.

Longueurs et dialogues bien vides

sfar_01Le scénario de Tu n’as rien à craindre de moi ne méritait certainement pas que l’on épilogue dessus sur une centaine de planches. L’histoire traîne en longueur, les dialogues s’épuisent très vite et on se retrouve à tourner en rond. Ainsi, en milieu de lecture, le lecteur fait face à une redondance des sujets, à des dialogues vides et « déjà-vus », n’apportant plus rien au récit, ni à la réflexion.

Un ennui que l’auteur lui-même semble avoir compris, puisqu’il tente désespérément de relancer l’intérêt du lecteur en gavant ses dialogues de propos injurieux, censés représenter le franc parlé de ses protagonistes. Ce qui a pour unique effet de créer des personnages vulgaires. Ici, le problème n’est pas le niveau de langage en soit, mais la fonction de cache misère que Joann Sfar en fait, dissimulant des conversation creuses et gorgées d’inepties, derrière un florilège de « bites » et de « chattes ».

Des protagonistes clichés et antipathiques

Le récit de Tu n’as rien à craindre de moi tourne principalement autour de quelques personnages récurrents : Seabearstein, le peintre ; sa modèle et amoureuse, qu’il surnomme Mireille Darc ; son amie Protéine, avec qui elle partage visiblement un amour pour les Galeries Lafayette ; et un dernier personnage, Nosolo, qui ne supporte pas de rester seul. Ce dernier restant très discret et n’ayant aucune fonction narrative autre que « sortir avec Protéine », nous n’en parleront pas.

En commençant à lire ,une question vient naturellement au lecteur habitué de l’auteur. Depuis quand Joann Sfar est-il roux ? En effet, au premier abord, Seabearstein ressemble à s’y méprendre à la manière dont l’auteur se représente. Que ce soit la manière de s’exprimer, ses origines juives, son domaine d’activité ou la façon dont il est dessiné – cheveux mis à part.

Cache Cache caméo

Il n’est pas inédit qu’un auteur s’inspire de lui-même pour créer son personnage principal. Ce qui est un peu plus original, c’est de voir l’auteur se dessiner en caméo dans sa propre BD à côté d’un protagoniste qui lui ressemble beaucoup. Passée la surprise, on peut légitimement se demander quelle est la raison de cette intervention.

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En effet, ce procédé donne l’impression que l’auteur n’a confiance ni en son personnage, ni en ses lecteurs, incapables d’identifier Seabearstein comme un protagoniste fictif et original. Pourtant, si on se pose effectivement la question au début de la bande dessinée, le lecteur comprend par la suite qu’il n’a pas affaire à une autobiographie. Aussi, lorsque l’on tombe sur ledit caméo, Joann Sfar nous sort complètement du récit. On a le sentiment qu’il nous prend par les épaules et nous hurle au visage « REGARDE ! CE PERSONNAGE EST ORIGINAL ! C’EST PAS MOI ! », ce à quoi on a envie de répondre, un peu interloqué, qu’on s’en était déjà rendu compte.

Fausse Intello

627fdae610422115c884d968a8dde4f8Venons en ensuite à la « fausse » Mireille Darc, petite amie et modèle de Seabearstein. Au cours de l’histoire on la voit poser pour son amoureux et faire l’amour avec lui, le tout en parlant de leur relation, une mise en abîme courante chez Joann Sfar. Mais que fait-elle lorsqu’elle ne partage pas l’inimité de Seabearstein ? Si on la voit à un moment donné travailler sur sa thèse – tout en parlant de cul avec son amoureux – elle est surtout représentée nue, entre train de buller dans leur appartement, ou en train de sortir faire des emplettes aux Galeries Lafayette avec son insupportable amie Protéine, dont nous reparleront plus tard.

C’est donc une intellectuelle qui, lorsqu’elle ne travaille pas – soit la majeure partie du récit – « baise » avec son mec, achète des pompes ou des sacs à main et supporte une nombriliste capricieuse qui l’agace tellement qu’on finit par se demander pourquoi elle est « sa seule amie ». Mis à part le fait que les Galeries Lafayette devaient être ravies de cette publicité gratuite, ce portrait de la femme parisienne moderne est d’une part totalement stéréotypé, mais aussi d’une lourdeur invraisemblable.

Misogynie ou maladresse ?

Prenons un exemple pour illustrer cela. Dans le premier quart de la Bande Dessinée, Seabearstein offre une chatte – l’animal cette fois-ci – à sa Mireille Darc. Cette dernière, pas franchement ravie, finit par se dire que son compagnon est quand même un peu un « salaud » qui « aimerait bien qu’elle passe ses journées […] comme ça putain de chatte de merde : sur un coussin », ce qui, selon elle, ce n’est pas ainsi qu’une « femme moderne occupe ses journées ». La case suivante, elle est en train d’acheter un sac hors de prix aux Galeries Lafayette. Ce qu’on appelera communément dans le monde du Cerveau : le syndrome Sex & City, ou le faux féminisme urbain.

Joann Sfar, misogyne ? Plutôt maladroit. On sent une certaine ironie dans ce passage ; une caricature de l’image de la parisienne moderne jouissant d’un niveau social confortable. Mais ce procédé ironique ne fonctionne plus dès lors qu’il est martelé tout au long de l’œuvre.

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Imaginons un instant une femme discutant avec un ami. Celui-ci lui fait une blague sur le fait qu’elle est une bobo parisienne dans toute sa splendeur, à travailler lascive chez elle, ne sortant que pour aller faire les boutiques et flâner avec ses copines insupportables. Cette femme comprendra sûrement qu’il s’agit là d’ironie de la part de son interlocuteur ; elle rira avec lui car elle sait qu’il s’agit d’une exagération et que ce n’est pas ce qu’il pense réellement. Lorsqu’au bout d’une heure, la conversation n’a pas avancé d’un iota et que son ami continue de lui rabattre les mêmes clichés, notre personnage féminin commencera à ressentir une violente envie de lui balancer son verre à la figure et de partir en l’insultant copieusement. C’est un peu cela que l’on peut ressentir en lisant Tu n’as rien à craindre de moi, notamment lorsqu’on est une femme.

Autre vision peu glorieuse de la Femme

Enfin, parlons un peu – mais pas trop – de Protéine, un personnage aussi agaçant qu’antipathique. Protéine est une égocentrique qui ne supporte pas qu’on parle d’autre chose que d’elle-même. Elle est, par corollaire, prétentieuse, se clamant supérieurement intelligente, notamment à ses homologues masculins. Elle est également hystérique, se mettant à hurler sur tout et tout le monde sans prévenir et pour des raisons totalement aléatoires, notamment lorsque l’on ne s’intéresse pas assez à sa petite personne.

tu n'as rien a craindreMais, après tout, c’est normal, puisqu’elle vient de se faire larguer par un « connard » ! Elle est juste mal baisée. Comme le soulignent certains dialogues avec la « fausse » Mireille Darc, où cette dernière lui demande, après l’avoir bien saoulé toute une après-midi, « Tu as une sexualité ? », et qu’elle lui répond « Pas en ce moment », suivit d’un « Oh, tu fais chier. ». Comme un aveu de la raison de son comportement. D’ailleurs, c’est une fois qu’elle rencontre un homme et a un rapport sexuel avec lui qu’elle disparaît du récit, comme si tous ses problèmes étaient réglés pour le moment et qu’il n’était plus nécessaire de revenir sur elle.

Protéine, donc, l’un des plus beaux clichés de « nana relou » que le Cerveau n’ait jamais lu, d’une misogynie sans vergogne et assumée.

Joann Sfar, Zola malgré lui ?

Ce qui est délicat avec Tu n’as rien à craindre de moi c’est qu’au premier abord, il s’agit d’une fiction qui a visiblement l’ambition d’évoquer une histoire d’amour entre une figure d’érudite citadine moderne et un artiste un peu bobo, le tout agrémenté des personnes caricaturaux, teintés de dérision et d’ironie.

Cependant, lorsque Léa Salamé demande à Joann Sfar, sur le plateau de On n’est pas couché, si, dans une période où l’on fait la part belle à la dérision et l’autodérision, il a voulu écrire une histoire au premier degré, il répond par la positive. Tu n’as rien à craindre de moi est donc bien un récit qui véhicule l’image que l’auteur se fait de la femme parisienne. Une image peu glorieuse mais surtout réductrice.

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Les personnages clichés et détestables, leur vie entre deux virées shopping coûteuses, « baise » et inactivité chronique, leurs conversations faites d’inepties sur les relations amoureuses et sexuelles ; tout cela est à prendre au premier degré, représentatif, selon l’auteur, de ce que fait une femme moderne de ses journées.

Où sont les femmes ?

On en vient alors à se demander qui pourrait bien se reconnaître au travers de ces personnages. Un microcosme parisien extrêmement riche, « artiste » ou appréciant l’art de manière générale, dont les membres masculins sont plongés dans leurs bulles, artistique et/ou amoureuse, et les membres féminins sont des godiches qui achètent des chaussures et des sacs en prenant soin de parler de leurs petits nombrils et de leurs histoires d’amour et de cul, le tout avec un niveau de langage vulgaire, mais cultivé.

A croire que cette œuvre a été écrite par et pour une élite de bourgeois parisiens amateurs d’art, de littérature et de « chattes ». C’est ainsi. Quel dommage que la simple chroniqueuse que je suis n’en fasse pas partie, peut-être aurait-je ainsi pu apprécier la subtilité et la justesse de la représentation de la femme moderne et de sa vie amoureuse dépeinte par Zola Sfar.

Si vous aimez cet auteur, le Cerveau vous encourage plutôt à vous plonger dans ses carnets intimes ; vous y trouverez bien plus de sincérité en une seule page que dans l’intégralité de Tu n’as rien à craindre de moi Enfin, et pour conclure, s’il y a vraiment une réussite à retenir de cette Bande Dessinée, ceux sont les couleurs de Brigitte Findakly, dont le travail est toujours aussi remarquable.

Crédits photos : droits réservés 

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