Spoilers : la nouvelle psychose des sériephiles

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Billet d’humeur. Retour sur le spoiler, le nouveau fléau d’internet  : qu’est ce qui peut bien engendrer une telle psychose de la part des spectateurs ?

Aujourd’hui le Cerveau a choisi de revenir sur ce mot terrible qui hante la vie des journalistes de sa rédaction : le Spoiler. Un mot quotidiennement usé mais presque interdit au sein de la communauté du Cerveau, prononcé à demi-mot, suggéré, effleuré du coin de la bouche mais si rarement vocalement exprimé. SPOILERS. Un anglicisme si simple et tellement terrifiant pour le commun des journalistes vu les émules que celui-ci crée chez les internautes. Bienvenue dans le monde merveilleux du journaliste web spécialisé dans l’audiovisuel, une profession spoliée par une nouvelle psychose virtuelle : la phobie de découvrir ce qui va se passer. Surtout quand il s’agit d’une série qui parle de trône, avec des reines maléfiques et des dragons dedans.

C’est pour cela que je vous propose de vivre ce que je vis, moi, journaliste ciné série, lorsque je dois écrire ou écrit sur un film ou un épisode que j’ai vu avant tout le monde.

J’aimerai qu’on réfléchisse vraiment à travers ce témoignage autour de cette psychose aux origines de ce mal qui déchaîne les cœurs sur les interwebs. Cette maladie qui pousse les téléspectateurs dans leurs retranchements à la peur d’apprendre quelque chose de majeur, voire même dérisoire, sur l’œuvre qu’ils ont l’intention de voir. Certes, gâcher une surprise n’est jamais agréable en soit, mais la surprise reste toujours appréciable, surtout si le spoiler reste assez maigre, non ?

Vis ma vie

Il est 9h30, début avril, j’allume mon PC portable (non je ne suis pas un cliché journalistique, j’ai un Asus, et pas de MacBook Pro, Ça vous la coupe ?!). La veille, j’ai été convié à l’avant-première du premier épisode de Game of Thrones saison 5. La redac’chef me demandant mon papier pour avant midi, j’ai passé une bonne partie de la nuit à l’écrire. Mes neurones n’étant pas aussi vifs qu’ils le seraient avec une bonne nuit de sommeil, je décide d’ingérer un peu de cette mixture noire, chaude et amère que nous connaissant tous. Il est temps de relire ce que j’ai écrit.

Game of Thrones étant une série plébiscitée, je sais à quoi m’attendre, l’épisode n’étant disponible à l’antenne que 4 jours plus tard, fatalement certains vont lire cette critique malgré les warnings parsemés en titre, extrait et chapô. SPOILERS. Pour rendre la chose plus joyeuse je rajoute une variante du modo de la série : « valar spoileris », sait-on jamais. A la relecture, je me rends compte que je reste en surface histoire de ne pas frustrer un éventuel lecteur qui n’aimerait pas tout savoir. Exercice difficile car une critique étant un travail subjectif et d’opinion, ne pas parler des événements ne permet pas d’asseoir ce qu’on pense, ni même d’approfondir une analyse. Tant pis je reste sur l’essentiel. La critique relue, corrigée et publiée, il ne faut pas deux minutes pour qu’un commentaire tombe, et là c’est le drame : « non mais vous êtes c**** a quoi ça sert de mettre un article pour y mettre des Spoilers, franchement vous êtes trop nazes, site de m**** ! ».

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4 ans plus tard, rebelote avec des articles de théories, où, à simple lecture du titre, on crie déjà au spoiler alors que c’est une interrogation sans indication (avec un gros « spoiler » mentionné en tête d’article, pour alerter les gens que le contenu peut être susceptible de spoiler si l’on a pas vu le dernier épisode). Une fois de plus, le commentaire insultant qui oblige à bannir son auteur et qui surtout n’est pas mérité, tombe : « bande d’***** de vos c**** de fils de ****** ». Classieux.

Un commentaire violent, quotidien de nombreux journalistes digitaux, contraint de faire avec. Mais là, dans le cas d’une critique qu’elle soit d’un film ou d’une série, le spoiler est la nouvelle excuse du peuple pour attaquer les journalistes qui ne font que leur travail. Un travail avec des contraintes qui n’existaient pas il y a 10 ans, à savoir critiquer aussi vite que possible suite à la diffusion US, dans un environnement web varié, où il faut sortir son épingle du jeu pour donner envie aux internautes d’être lu. Pourquoi ? Quelle est cette peur du Spoiler ? Pourquoi les sériephiles brandissent-ils les fourches dès que l’éventualité de se gâcher un épisode ou une intrigue se pointe ?

Vie ma vie de fan

Il y a 20 ans, j’étais fan de X-Files comme une ado l’était pour les 2be3. Je collectionnais tout : du plus petit encart pub du boum boum de ma boulangerie (ah le boum boum, le magazine papier d’annonces gratuites… – instant nostalgie) jusqu’aux statues à l’effigie de Mulder et Scully. Bien évidemment j’achetais tous les magazines sur le sujet. Et croyez-moi il y en a eu.

Avant de faire du journalisme une vocation, j’ai été une des premières grandes consommatrices de presse spécialisée séries et ciné, et croyez-moi du Spoiler j’en ai mangé. Du vrai. Pas ce petit RIP qui suggère qu’un personnage va mourir alors que l’annonce du départ de l’acteur est déjà connue de tous. Le Spoiler qui gâche toute une intrigue fil-rouge, un peu comme savoir que Bruce Willis est mort dans Sixième Sens (au passage, Seb, si tu lis ces mots, saches que je ne te remercie pas de m’avoir spoilé le film à l’époque, un jour je me vengerai).

J’ai lu des magazines entiers remplis d’informations sur la saison à venir, qui a déjà été diffusée chez Tonton Sam, et qui ne le sera chez les grenouilles que deux mois plus tard. Au-delà du synopsis j’ai appris des twists qui auraient pu me gâcher la saison. Malheur. Et si on transpose cela aujourd’hui le journaliste qui a osé faire ça, selon les critères de mes chers internautes, aurait dû périr écartelé ou brûlé vif sur la place publique… Pourtant à l’époque, les gens ne se plaignaient pas vraiment d’apprendre des informations sur ce qu’ils allaient voir. On trouvait cela même… normal.

Spoiler : les Origines

keep-calm-spoilers-trust-me-aren-t-always-that-badLe Spoiler était même un mot inconnu à l’époque. Vocabulaire d’érudit, terme anglais, apanage des fans qui s’approprient les expressions des américains, pour faire comme nos cousins de là-bas ou tout simplement parce qu’ils n’existent pas dans notre jolie langue.

Ce mot je l’ai découvert quand enfin nous avons installé l’ancêtre de l’internet à la maison, ce vieux fou d’Aol. Là, j’ai commencé à traîner sur les forums pour partager ce que j’aimais, parler de ce qui pouvait ou allait venir. Je me souviens même du jour où j’ai entendu ce mot :

 « Salut t’es Spoiler ou anti Spoiler ? » question posée par un de mes congénères a une rencontre de fans de la série.

« – Euh moi je suis juste fan, Spoiler ? quoi ? hein ?

– Ben tu veux savoir ce qui va se passer ou t’as peur de la savoir  ?

– Bwof moi, tant que je ne perds pas de plaisir ce n’est pas grave si  je sais ou pas. »

Mais désormais le Spoiler est devenu une banalité, un mot de plus dans notre vocabulaire digital qui ne cesse d’évoluer depuis plus d’une décennie. Un mot brandit comme une menace si jamais quelqu’un a le malheur d’avoir eu le privilège, ou le devoir, comme il est le cas dans ma profession, de voir un film ou un épisode avant tout le monde. Une menace que je vis non seulement au quotidien dans mon travail, mais aussi dans mon entourage « Je ne veux pas savoir ce qui va se passe donc ne me dis rien » chose que je respecte. «Je lirai plus tard, promis, ne m’en veut pas je n’ai pas envie de savoir. ». Au final, rares sont ceux qui, comme moi, relativisent le spoiler, jaugeant l’importance de l’information ou révélation avant de crier au loup.

Une peur irrationnelle

Tout ça pour dire que la définition même de ce mot, qui maintenant déchaîne les foudres ultimes sur les interwebs, au final, est presque incomprise par le commun des mortels puisqu’il a rejoint notre vocabulaire d’une fulgurance inégalée.

Un spoiler pour rappel, est une information CAPITALE d’une intrigue qui peut en gâcher son sens, ou sa résolution. Pas une information sur un éventuel départ, ou une séquence inédite entre deux personnages. Les spoilers des journalistes d’aujourd’hui, qui marchent sur des œufs constamment, n’ont en général qu’un impact réduit sur l’expérience de téléspectateur et ressemblent presque à ceux que l’on révélait dans la presse papier à l’époque où le spoiler n’était pas un mot étalé à tort comme aujourd’hui.

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Ok, je vous l’accorde, parfois il y a des informations qui fuitent malencontreusement, surtout sur les réseaux sociaux et les fanpages des séries américaines. Et apprendre une info capitale, la réponse d’un cliffhanger ou tout Twist est en effet très agaçant et désagréable. On nous gâche un petit plaisir, une surprise, un peu comme si on apprenait que le fondant au chocolat commandé dans cette pâtisserie renommée n’est pas un fondant au chocolat, mais plutôt un cake fourré. Au final, le cake se mange bien, il est moelleux comme le fondant, on est un peu déçu,  mais on prend du plaisir même si ce dessert était imprévu.

Bobo au cœur

Internet étant une source d’information sans fond, un puits inépuisable de sources et d’articles et de commentaires et de tweets, le Spoiler, ce microbe improbable et indétectable (enfin presque paraît que notre grand ami Google le détecte pour vous), peut vous attaquer à l’insu de votre plein gré et vous pourrir la vie. Un microbe qu’aucun anti-bactérien ne peut éradiquer, vous touchant là ou ça fait vraiment mal… Aux émotions.

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Et je pense que le fond du problème est là, ce n’est pas tant l’information ou la peur d’avoir cette information qu’on est pas censé savoir, c’est la peur d’apprendre quelque chose de tragique qu’on nous aurait interdit de vivre pas nous même, de ressentir face à notre écran. C’est vrai, savoir que machin ou machine que j’aime tant va vivre un événement tragique, ça fait mal.

Mais avoir mal, que ce soit avant, pendant, ou un peu après fait partie du jeu. Et c’est ce qu’on aime après tout. N’est-ce pas là le fond du problème ? A défaut de redouter le Spoiler,  c’est le sentiment d’être privé d’émotions qui est redouté. Car le but d’une série ou d’un film est bien de ressentir des choses face à des expériences que nous spectateurs, ne seront pas amenés à vivre dans notre quotidien bien loin de la fiction. Mais au lieu d’en vouloir aux messagers, pourquoi ne pas en vouloir à ceux qui sont à l’origine de ces tragédies, à savoir les scénaristes ? Ne sont-ils pas au final les vrais coupables ? A vous de voir.

 Crédit photos : © Droits réservés

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