Psiconautas, sur l’île des enfants oubliés d’Alberto Vasquez – Brainterview

0

A l’occasion de la sortie le 24 mai 2017 du superbe film d’animation espagnol Psiconautas, le Cerveau est allé à la rencontre de son réalisateur, Alberto Vasquez.

Un certain adage, principalement hérité des studios Disney, voudrait que film d’animation rime avec infantilisation. Adage non seulement erroné, devenant dangereux concernant la santé mentale de nos chères têtes blondes lorsque, insouciants, certains parents peu scrupuleux décident d’emmener leurs enfants voir Sausage Party parce que “bah, c’est un dessin animé, c’est en 3D : mon fils Jean-Jean qui a 10 ans et demi va adorer!”. C’est dans ces conditions que Jean-Jean devient Jean-Trauma et que papa et maman s’en vont signer une pétition pour faire interdire le film en France parce que c’est “un porno pour enfants” – concept qui n’en finit pas d’interroger le Cerveau. Mais nous nous égarons.

Détrompez-vous donc, Psiconautas, film d’animation d’Alberto Vasquez sorti le 24 mai dernier et qui a déjà obtenu un Goya ; derrière des personnages d’animaux adorables, des couleurs douces et une ligne claire, tient un propos sombre, adulte et, contrairement aux idées reçues, universel. Sur une île ravagée par un désastre écologique ayant coûté la vie à de nombreuses personnes, un groupe d’adolescents décide de s’enfuir de cet enfer isolé de tout pour échapper à leur quotidien étouffant. Parmi eux se trouvent l’étrange Birdboy, coupé du monde, affrontant ses démons intérieurs à grands renforts de stupéfiants, et la téméraire Dinky, une jeune dépressive, orpheline de père. Un voyage difficile qui ne s’annonce pas sans dangers.

Malgré un point de départ très orienté, Psiconautas n’est pas un énième film qui traite d’écologie et de nécessité de protéger la nature et les petits oiseaux – bien que les petits oiseaux, c’est quand même sympa, et qu’on va en entendre beaucoup parler ici. Ce film, tiré du roman graphique éponyme d’Alberto Vasquez paru en juin 2016 chez Rackam, est une porte ouverte sur les souffrances de l’adolescence. Pour ces protagonistes qui ne sont plus des enfants sans être vraiment des adultes, la pollution extérieure se fait le reflet de la contamination de leurs cœurs. Dur mais touchant, Psiconautas est une ballade mélancolique qui parlera à tous.

Attrapez vos mouchoirs, calez-vous sous un plaid en pilou-pilou et faites un stock conséquent de cochonneries sucrées : le Cerveau s’en va rencontrer Alberto Vasquez et les enfants oubliés de Psiconautas.

IMG_DROITE_ADans ton enfance, qu’est-ce qui t’as « Brain Damaged » ?
Alors, dans la mesure où j’ai étudié dans une école religieuse, il avait matière à être “brain damaged” ! Mais si il y avait beaucoup de choses que je n’aimais pas, il y en avait tant d’autres qui me faisaient rire et m’amusaient. Tu sais, l’Espagne, c’est un peu comme l’Italie : il y a une vraie tradition catholique très ancrée dans la culture. On nous obligeait à aller à la messe, à étudier à l’école catholique jusqu’à 18 ans… Pour mes camarades de classe et moi même, ça nous a quand même pas mal “Brain Damaged” !
Après, j’ai aussi vécu comme n’importe quel adolescent : j’ai fait des bêtises, j’ai découvert les joints. Ça m’a d’ailleurs bien Brain Damaged ça aussi…
Cet aspect religieux, on le retrouve dans plusieurs de mes romans graphiques. Pas dans Psiconautas, mais dans mes œuvres antérieures. Et dans mes travaux futurs, puisque c’est un thème qui sera très présent dans le film qu’on est en train de réaliser.
L’aspect religieux n’est pas présent dans Psiconautas. Cependant, ce roman graphique aborde des aspects de la société qui sont souvent intimement liés à la religion catholique : l’éducation stricte, parfois bête et méchante des enfants, les parents de Dinki qui font référence à Jésus (qu’il ne faut pas faire pleurer) etc… Je trouvais intéressant de mettre en relation la famille, la religion et la loi comme une même institution de contrôle, de la société et, dans le cas de Psiconautas, des adolescents.

Comment en es-tu arrivé au dessin ?
Au lycée, je me suis découvert une passion pour l’histoire de l’art, mais ce n‘est que quelques années plus tard que je me suis mis à dessiner. J’avais alors 20 ans, ce qui est tard pour apprendre le dessin. Pourtant, je suis tombé immédiatement amoureux de cette manière de raconter les histoires. J’adore le dessin, j’adore la manière dont il s’exprime avec le comix. Tout est très direct, très immédiat. C’est la grande force de la figuration narrative. Le dessin, pour peu qu’on le maîtrise un peu, permet de s’exprimer de manière aussi fluide qu’en écrivant. Et, contrairement à certaines formes d’art, comme la peinture ou la photo, le dessin au crayon ou à la plume ne coûte pas cher : le dessin est démocratique, tout le monde peut s’y mettre.
Tout ce qu’il faut pour dessiner, c’est de l’imagination et une pointe d’habileté. De mon côté j’ai fait les Beaux Arts. C’est comme ça que j’ai découvert le comix et le monde de la Bande Dessinée pour adultes. Fatalement, j’en suis tombé littéralement amoureux !

Quelles sont tes principales inspirations ?
Je crois que, globalement, le comix underground m’a vraiment beaucoup marqué. Que ce soit les français, les américains, les espagnols – les européens plus largement – j’ai été charmé par les très nombreuses possibilités qu’offrent la narration et le graphisme dans cet univers. On a tendance à penser que la BD, c’est un domaine réservé aux enfants. Pourtant, c’est un milieu complètement adulte, qui a ses propres règles, ses codes. D’un autre côté, les auteurs sont tellement différents qu’il se dégage du comix une grande richesse de styles et des milliers de manières de raconter des histoires. C’est un monde libre, ouvert, où absolument tout est permit. Dans la narration, tu peux aller en avant, revenir en arrière, découper le récit, faire des pauses, casser la narration et la rafistoler ensuite : rien n’est interdit.
En animation, ce n’est pas si simple : le spectateur suit le déroulé d’une pellicule qui a été conçue et organisée par un réalisateur.

Tu nous parles de comix underground : et si je te dis “Dave Cooper”?
Oh ! Je l’ai rencontré il y a peu ! Pour le coup, oui, Dave Cooper est une influence majeure dans mon travail. J’ai été très ému de pouvoir discuter avec lui. Pour l’anecdote, on a pris une photo ensemble : c’est lui qui m’a demandé de prendre une photo avec moi ! Lui ! J’étais aux anges.

IMG_CENTRE

Les grands esprits se rencontrent : Dave Cooper aussi aime placer des touches d’humour, souvent absurdes, au sein d’un récit réaliste, parfois très rude. C’est le cas dans Psiconautas, non ?
Effectivement, j’aime bien faire ressortir quelques éléments plus légers pour contrebalancer l’ambiance douce-amère de Psiconautas. C’est vrai que j’ai pu écrire des choses plus joyeuses, où l’humour est beaucoup plus présent ! Dans mes travaux, j’ai eu envie d’apporter à mes histoires des éléments plus légers, notamment dans Le Sang de la Licorne. D’ailleurs, mon prochain film d’animation sera beaucoup plus drôle, même si cela ne m’empêche pas d’aborder des thèmes importants, de faire des critiques et d’apporter ma vision personnelle sur un sujet. C’est vrai que Psiconautas c’est un peu dépressif quand même…

Ce qui est frappant dans ton travail, c’est le mélange de ton style, plutôt orienté “jeunesse”, et de ton propos, définitivement adulte. C’est une opposition que tu recherches ?
C’est pour moi un moyen de narration, une façon de créer un contraste entre la forme et le fond. Dans Psiconautas, les petits animaux qui tiennent les rôles principaux sont plutôt mignons, ils renvoient le spectateur à des dessins animés infantiles, à Disney. Les animaux sont des êtres universels, des icônes, ils ne sont pas ancrés dans un lieu ou une époque. De cette façon, ils sont capables de toucher à l’imaginaire collectif : tout le monde peut les comprendre. Et puis ils sont mignons !
Personnellement, je trouve cela intéressant de travailler avec ces figures de l’enfance en leur donnant des problèmes actuels, d’adultes en devenir. Dans Psiconautas, les protagonistes ne sont ni enfants, ni adultes. Ce sont des adolescents, ils sont à la frontière entre ces deux états, en équilibre avec tout le lot de questions que cette époque de la vie soulève. Ils ne sont plus vraiment enfant, sans être pour autant adulte.

IMG_DROITE_BPsiconautas soulève beaucoup d’émotions et de fragments de vie difficiles : la mort,  la drogue, les drames familiaux, les catastrophes humaines et sociales… Alberto, le monde va-t-il si mal ?
Psiconautas, c’est avant tout une fable qui nous conte les sensations multiples et virulentes que tout une chacun peut ressentir lorsqu’il entre dans l’adolescence. La catastrophe, la contamination, tout cela parle à tout le monde : c’est une pollution extérieure que les protagonistes, et les spectateurs, ressentent à l’intérieur. Ils sont isolés sur une île qui est un microcosme étouffant. Dans le monde, je trouve qu’il y a un peu de ça.
Nous avons la chance d’être né dans le monde occidental, entre Paris et Madrid. Nous avons la capacité de bouger, de voir d’autre îles. Il ne faut pas oublier qu’il y a dans le monde des endroits qui ressemblent à l’île de Psiconautas, et songer que certains sont encore pires. Le monde va bien. Le monde va mal. Cela dépend de l’endroit où l’on habite.

Entre le roman graphique et l’animation, ton cœur balance toujours ?
J’ai écrit et dessiné beaucoup de romans graphiques, développé de nombreuses histoires, des personnages… je me sentais un peu fatigué. Je commençais même à m’en lasser. L’animation m’a permit de me réveiller. C’est un médium qui mélange le dessin et le cinéma, de manière de raconter que j’aime profondément.
De plus, j’aime vraiment travailler en équipe. C’est l’occasion de rencontrer des gens passionnés, d’apprendre des autres, de partager et de rire aussi ! Alors que, quand tu fais une Bande Dessinée, tu es très seul, enfermé chez toi; et tu écoutes de la musique, mais au bout d’un moment tu ne sais même plus quoi écouter tellement tu as déjà tout écouté !
Après, l’animation n’a pas que des points positifs : c’est un milieu très compliqué. Cela demande des moyens financiers et techniques autrement plus importants que dans le monde du comix. C’est un investissement certains, mais qui, je le crois, a bien plus de répercussions que la BD. L’œuvre voyage plus, et nous avec ! Connaître le monde, c’est quelque chose de très important selon moi. On voyage aussi avec la BD, attention… On va à Angoulême ! Je plaisante, on voyage quand même un peu, mais c’est vrai qu’il y a dans le monde bien plus de festival d’animation et de cinéma à faire.

Lorsque l’on regarde Psiconautas et que l’on s’intéresse au monde du jeu vidéo indépendant, on ne peut s’empêcher d’imaginer un jeu qui reprendrait ses codes graphiques. C’est un domaine où tu aimerais t’aventurer ?
Alors c’est plutôt bien vu, puisque c’est exactement la prochaine étape dans mon travail ! Pour être plus précis, on est en train de terminer un jeu actuellement avec un ami qui est programmeur. Comme c’est le cas pour le comix et l’animation, le jeu vidéo est pour moi une autre manière de raconter une histoire. C’est très intéressant comme médium : le jeu vidéo c’est un peu comme de l’animation que le spectateur pourrait manipuler, dirigeant les personnages lui-même. Les possibilités de narration sont simplement impressionnantes dans la mesure où le joueur dispose pleinement de son libre arbitre pour évoluer dans l’histoire. C’est vraiment merveilleux…et ça peut rapporter beaucoup de sous aussi – je rigole, je rigole ! –

Crédits : Alberto Vasquez, Pedro Rivero, Eurozoom, Rackam.

Partager